Château de la Motte-Brebière (Somme), été 1837
Il commence à être tard, le soleil est en train de se coucher et je viens de fermer la grande porte-fenêtre moi-même.
Je regarde avec attendrissement la dame âgée assise sur un fauteuil près de moi en train de tricoter dans la grande salle claire. Tout dans son attitude traduit la réserve et la discrétion qui dans son esprit doit correspondre à sa place. Nous avons le même âge. Nous nous sourions.
« Toujours après des journaux, Madame Mathilde ?
Je ris :
« Paulette, ma chérie, tu ne crois pas que je pourrais t’en dire autant avec tes tricots ?
Elle hausse les épaules.
« Mes tricots, ils ne font de mal à personne, tandis que vos journaux, ils ne disent que des menteries !
« Tu sais, ma douce, sans eux, dans ce château, on serait un peu coupées du monde, tu ne crois pas ?
Elle hausse les épaules. Elle n’a pas tout-à-fait tort : ces journaux, suivant leur appartenance politique, donnent une interprétation totalement opposée aux mêmes évènements, souvent des scandales qui entachent un régime corrompu…
« A notre âge, ma chérie, on ne peut pas courir dans la campagne toute la journée, n’est-ce pas ?… Ce ne sont pas les rares visites que nous recevons…
« Non, bien sûr, Madame Mathilde…
…
Château de la Motte-Brebière, Picardie, Avril 1787
Le coq vient de chanter et je me suis réveillée. Il fait encore très froid en cette saison et le feu s’est éteint dans la cheminée. Un froid moins rude qu’en janvier ou en février mais tout de même… Le matin, Paulette, ma chère et jolie petite servante, le rallume pour me réchauffer. Mais en ce moment elle fait encore mieux : sous les couvertures et l’édredon, elle m’apporte la chaleur de son corps nu à la chair si douce. Blottie contre elle, nue moi aussi, la tenant enlacée, les seins aplatis contre les siens, je fais des baisers dans son cou qui sent bon et je passe les mains sur les fesses tendres et rebondies. Car Paulette est ma servante inséparable depuis notre enfance à toutes les deux. Une situation dont nous nous accommodons bien puisqu’elle nous permet une si grande intimité ! Ma servante mais surtout mon grand amour !
Ce n’est pas ce qu’on attendait de moi ! Le comte, mon père, grand lecteur de Rousseau et des autres philosophes, adepte des Lumières, grand défenseur de la liberté de conscience, n’en veut pas moins me marier contre mon gré ! Moi qui ne suis pas, qui n’ai jamais été attirée par les hommes ! Moi qui aime une femme !
« Paulette, mon amour, tu es si belle quand tu dors…
Nos dialogues seront, je le précise, traduits du dialecte local qui est la seule langue réellement pratiquée par mon amie.
Nous nous faisons un baiser et nos langues se mêlent. Puis elle se détache de moi en riant :
« Je vais allumer le feu, Madame Mathilde, autrement vous allez avoir froid…
Elle se lève, toute nue, enfile une chemise de nuit et s’affaire à rallumer le feu, moyen de chauffage incertain (il faut être à quelques dizaines de pouces devant pour en ressentir l’effet !) tandis que je reste paresseusement emmitouflée dans le lit. Puis elle s’habille rapidement.
« Je vais vous chercher votre eau…
« Merci, Paulette…
Bien au chaud, le doux contact des beaux draps contre ma peau nue, j’attends que Paulette remonte : je sais qu’elle va sortir dans le froid pour aller chercher de l’eau à la fontaine à pompe manuelle puis la faire chauffer sur la cuisinière dont elle aura préalablement allumé le feu de bois, un bois qu’elle aura transporté, et enfin remonter avec un énorme et lourd brot. Ai-je réellement la conscience tranquille ? J’en ai honte rétrospectivement mais : oui ! Tout cela est ni naturel, le tendre amour de cette jeune fille et en même temps sa position de servante… Sans rechigner (quoi que, parfois certains mouvements de mauvaise humeur incontrôlés mais vite passés), elle me donne tout ! Absolument tout, à commencer par son amour et son beau corps à la chair fraîche et pleine. Comme, dans quelques semaines, je pleurerai de regrets et de remords en pensant à elle…
Je me suis presque rendormie lorsque je sursaute :
« Voici l’eau (v’lo l’iau), Madame Mathilde…
Elle s’assied sur le lit et roule sur moi en riant. Nos bouches se rejoignent.
« Mets-toi nue, ma Paulette…
Docile, et malgré le froid, elle obéit puis, en éclatant de rire et malgré mes véhémentes protestations, elle retire brusquement les draps, les couvertures et l’édredon.
« Allez, paresseuse petite Madame, venez faire votre toilette !
Ma toilette, un délice tous les jours renouvelé, l’eau chaude préparée par Paulette, la douce caresse de ses mains, le contact de nos deux corps mouillés, les sensuelles intrusions de Paulette et la jouissance sans réserve qu’elle m’offre…
Tremblant de froid devant l’inutile feu, je m’offre aux mains expertes de mon amie qui me frotte dans une gigantesque serviette préalablement chauffée. En riant, je l’attire contre moi et je l’essuie moi aussi.
Enfin, pomponnée par ma jolie servante, mes beaux cheveux châtains bouclés en liberté, élégamment vêtue d’une belle robe, je descends pour déjeuner. Et en bas mon père m’attend, sévère, perruque poudrée, habit, épée, culotte, bas et chaussures à boucles. Et ma mère, en retrait, soumise et silencieuse. Etant tout sauf idiote, je comprends bien sûr de quoi il s’agit…
Paulette et moi avions exactement 18 ans.
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II
Au bas du grand escalier, je fais la révérence et Paulette aussi, discrètement et en retrait. Mon père répond au salut de la servante par un signe de tête sec. Il me tend la joue sur laquelle je dépose un baiser craintif. C’est un homme plutôt âgé, plus en tout cas que ce qu’on imaginerait du père d’une fille de 18 ans. Ma mère est beaucoup plus jeune que lui.
« Bonjour, Père. Bonjour Maman.
Ma mère m’embrasse sur les deux joues, sans cérémonie.
« Allez déjeuner, ma fille, mais avez-vous vu à quelle heure vous vous leviez ? Vous devriez être debout depuis longtemps !
Paulette, sentant sans doute un danger, se rapproche de moi, et, naïvement, me prend par la taille et pose sa tête couverte d’une jolie coiffe blanche sur mon épaule, ce qui irrite visiblement mon père.
« Allez faire votre service et laissez nous !
Sur l’invitation de mon père, je m’assieds à la grande table. Mes parents, assis eux aussi, me regardent dévorer : eux ont déjà déjeuné. Je meurs de faim, ayant fait l’amour avec Paulette une partie de la nuit et j’aurais aimé qu’elle partage ce repas avec moi. D’ailleurs quand mes parents ont le dos tourné, je mange dans la cuisine en sa compagnie, enfin presque car elle reste debout pour me servir les trois quarts du temps.
Vous devez juger mon éducation déplorable ! Comme j’aurais aimé que cette partie de ma vie dure éternellement !
« Nous vous avons mal élevée mais il faut dire que la tâche n’était pas facile…
J’ai supporté cet accueil jusqu’à présent, mais, de caractère très entier, j’explose :
« Si vous n’aviez pas toujours eu quelque chose d’autre à faire que de vous occuper de moi, Père ! La Cour, l’armée ! Je ne vous vois que ces jours-ci et pour que vous me fassiez des reproches ! Mais je l’ai fait, mon devoir de petite fille noble bien sage !! J’ai appris le français et l’italien avec un disciple de Diderot, la harpe, le clavecin, le dessin ! Et même monter à cheval ! Et vous, Maman, vous ne dites rien, comme d’habitude ?!
Je me tais et je rougis. J’ai été insolente et il y a encore peu de temps j’aurais subi un sévère châtiment. Mais je suis une grande jeune fille alors il n’ose plus. Cramoisi, il fait un gros effort pour se contenir. Et Maman avec ses airs de martyre !
« Je vous vois toujours fourrée avec cette servante ! Il faudrait apprendre à tenir votre rang, ma fille ! Enfin tout cela va cesser et j’espère que le mariage vous fera mûrir et vous faire prendre conscience de vos responsabilités !
Paulette, qui était en train de débarrasser la table, s’arrête net, l’air inquiet. Mon père lui fait un signe de tête pour qu’elle s’éloigne.
« Nous avons un invité à midi, le jeune marquis de Bussy, Arnaud de son prénom. Un beau parti ! A trente-cinq ans, il a hérité du titre et du château de sa famille : ne me reprochez pas de vous marier à un barbon ! C’est un homme jeune et bien de sa personne, et estimable : il a fait la guerre en Amérique comme capitaine d’une compagnie ! Pour une sauvageonne comme vous, je ne sais pas si vous réalisez comme c’est inespéré ! J’espère que vous lui ferez bonne figure !
J’aurais voulu dire une fois de plus : mais, Père, je ne veux pas me marier, je veux rester ici ! J’aurais pu dire ce que je n’ai jamais dit mais que tout le monde sait : Père, je n’aime pas les hommes ! Mais, sentant que le silence était préférable, je n’ai rien dit, hormis :
« Oui, Père.
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III
A défaut de le trouver vieux, j’aurais pu le trouver antipathique : même pas ! A midi il est arrivé à cheval, botté et éperonné mais en civil, portant l’épée comme un accessoire normal et habituel de la tenue d’un gentilhomme, vêtu impeccablement mais sans aucune recherche. Et, le chapeau à la main (le bicorne noir en travers de la fin du siècle) le baisemain à ma mère et les embrassades avec mon père, « comte », « marquis » et à moi il m’a baisé la main en m’appelant Mathilde mais avec un parfait naturel, sans aucune affectation et j’ai vu dans la lumière qui s’est allumée dans ses yeux que je lui plaisais et d’ailleurs je ne vois pas pourquoi la fille jeune et belle que j’étais ne lui aurait pas plu… Aucune recherche dans ses manières. Bouche bée devant ce spectacle d’un monde auquel il ne restait que quelques mois à vivre, j’en serais presque tombée amoureuse !
Le dîner : beaucoup trop abondant comme cela se faisait à l’époque, du gibier de la chasse de mon père, ce jeu cruel et sanglant dont j’avais horreur (l’un des reproches qu’on me faisait), du pâté de sanglier et des tas de choses d’ailleurs délicieuses et arrosées d’un magnifique Bourgogne.
Et mon père veut faire parler notre hôte de sa guerre et le complimente sur sa croix de Saint Louis et, modeste, il répond en me regardant qu’il n’aime pas ce genre de choses mais qu’il la porte parce que c’est le roi Louis XVI en personne qui la lui a remise ainsi qu’à un certain nombre d’officiers après la signature de la paix et que pour lui c’est un souvenir inoubliable.
Et mon père insiste. Sans doute voudrait-il des récits de batailles ! Sobrement, Arnaud dit ne se souvenir que d’atrocités commises des deux côtés : représailles, contre-représailles… Dur rappel à la réalité pour un jeune gentilhomme idéaliste ayant traversé l’océan par attachement aux idées nouvelles ! Et qu’on ne devrait pas critiquer des alliés mais qu’il n’avait eu sous les yeux qu’une société de v******e : la liberté et l’égalité, certes, mais à l’usage des hommes blancs ! Et il nous parle du sort fait aux Noirs et aux Indiens.
Accoudée sur la table, fascinée, le dévorant des yeux, je ne perds pas une seule de ses paroles que je trouve visionnaires : nul conformisme chez cet homme courageux qui a fait ses preuves.
Volontairement ou involontairement, il a fait mouche ! Mes parents, eux, me déçoivent une fois de plus : manifestement ils ne comprennent pas. Mais quelle importance, finalement…
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IV
Arnaud de Bussy m’a demandé l’autorisation de revenir et j’ai accepté. N’ayant eu jusqu’ici que peu d’amis de mon milieu, il me distrayait et nous marchions l’un à côté de l’autre et, maladroit, il tenait son chapeau sous le bras ou le tripotait. C’était un homme fait qui avait vécu et je le préférais aux jeunes gens bêtes et boutonneux qu’on avait parfois voulu me jeter dans les jambes. Et, bien sûr, aux barbons qui tournaient autour du château où habitait une jeune fille de bonne famille et à la chair fraîche – et au bel héritage – auxquels mon père, il faut le reconnaître, n’a jamais voulu me marier de force. Sa conversation me charmait : elle me changeait de celle de la pauvre Paulette qui me donnait son amour et son beau corps mais pour échanger des idées avec elle…
« J’ai toujours beaucoup critiqué mes parents mais il faut reconnaître qu’ils vous ont bien accueilli…
« Bien sûr, Mathilde, et croyez bien que cela m’a touché…
Et je lui demandais de me parler de l’Amérique, des idées nouvelles et de la Guerre d’Indépendance mais il restait réservé sur ce sujet : il avait horreur de se vanter et de se mettre en avant. Mais comme je le pressais, il me parlait de ses idées : il croyait au progrès de l’humanité comme la plupart des hommes de sa génération mais, et je l’ai remarqué, sans la croyance naïve au progrès indéfini que professaient les grands esprits de l’époque.
« Il y aura des obstacles inattendus, me disait-il tout en avouant qu’il ne percevait pas très bien lesquels et que le siècle à venir n’en aurait sans doute pas encore connaissance.
Et, sans réaliser que j’étais tout simplement de mon époque moi aussi et que je m’exprimais comme une vraie préromantique, je lui parlais de mes promenades dans la nature que j’adorais, qui m’inspirait et me réconfortait et j’ai passé sous silence ma compagne lors de ces excursions et mes amours avec Paulette : cela ne le regardait pas.
Et un jour, au cours de nos promenades, il m’a dit qu’au début il était venu avec le projet de demander ma main mais qu’il était arrivé une chose qu’il n’avait pas prévue : il m’aimait ! Et, cachant son émotion, il m’a confié en riant qu’il s’était attendu à trouver une petite provinciale idiote comme il y en avait tant ! J’ai beaucoup ri :
« Oh !! Alors vous avez dû être bien déçu !!
Il a voulu me prendre dans ses bras et j’ai reculé comme si on me brûlait.
« Arnaud, comment vous dire… Vous êtes le plus merveilleux des hommes et beaucoup de jeunes filles donneraient tout pour être à ma place ! Je pourrais accepter de devenir votre femme et être fière d’être à votre bras. C’est la place d’une femme de ma caste d’être mariée à un gentilhomme et il faudra que je m’y résigne sans doute un jour. Mais avec vous, c’est différent ! Je ne veux pas être malhonnête. Je ne pourrais vous rendre l’amour que vous me portez et je pense que je ne serais pas une bonne épouse.
Et bientôt comme je regretterais de ne pas avoir accepté de devenir la femme d’Arnaud ! Comme tout aurait été plus simple…
Il fronce les sourcils.
« Mathilde, je ne comprends rien à ce que vous me dites !! Voulez-vous dire que je ne vous plais pas ? Dans ce cas, dites-le, au moins je serai fixé !
« C’est plus compliqué que cela, Arnaud ! Je vous aime beaucoup mais pas de cette manière ! Ma nature m’en empêche ! Comprenez-vous ?
Mais non ! Cet homme pourtant si intelligent n’a pas compris, justement ! Il me regarde avec des yeux ronds, d’un air hébété qui, dans d’autres circonstances, m’auraient sans doute fait rire.
« Arnaud, je n’aime pas les hommes !! Pas comme cela ! Ce sont les femmes qui m’ont toujours attirée !
Et je n’ajoute pas : j’aime Paulette ! Une domestique ! Incroyable, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas ce qu’il a compris ou pas compris mais il semble comme soulagé.
« Vous m’avez presque fait peur, Mathilde ! Mais pour qui me prenez-vous ?! Je vous aime comme vous êtes !
« Ah oui ? En êtes-vous sûr ? Et si je vous dis : je vous épouse à condition que jamais vous ne me touchiez et que vous me laissiez fréquenter les femmes qui me plaisent ? Que direz-vous ?
Arnaud est un fils des Lumières et un grand esprit mais là, je sens que je viens d’atteindre ses limites. Pauvre Arnaud : il ne sait plus quoi répondre ! Et, moi, impitoyable, vraie enfant gâtée et comme plus tard j’ai regretté…
« Vous voyez, Arnaud, vous m’aimez mais seulement jusqu’à un certain point…
Ses bras battent comme d’impuissance à résoudre un problème inextricable.
« Mathilde, j’interprète votre réponse comme un refus et je suis au désespoir ! Si, pour mon plus grand bonheur, vous changez d’avis, dites-le-moi, écrivez-le-moi et je reviendrai vers vous avec joie ! Et dans tous les cas, si un jour vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffira de m’appeler et j’accourrai aussitôt !
Et il m’a baisé la main, les yeux humides. Puis nous sommes revenus silencieusement vers le château.
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