Le manoir
Une maille à l’envers, l’autre à l’endroit.
Nuits après nuit, de ruissèlements en ruissèlements, mon sillon devint fertile comme le Nil nourricier.
Lorsque se fermaient mes yeux, que mes doigts attendaient avec fébrilité que l’écran s’allume, très vite des images, une ambiance, devinrent mes compagnes de plaisirs.
À l’origine ce fantasme avait peu d’allure, était plutôt austère. J’avais l’excuse de la jeunesse qui faute de moyen se loge dans de petits espaces et se meuble de peu.
Je me contentais d’un rien, une simple porte derrière laquelle, totalement nue, j’attendais que l’on m’appelle pour me présenter face à une sorte jury examinateur composé essentiellement de vieux messieurs endimanchés.
C’était toujours ainsi : franchir le seuil symbolique d’une porte suffisait amplement pour que jouissance vienne.
La petite souillon, ma face cachée, pouvait alors, comme Alice franchissant le miroir, exprimer sa nature sombre.
Quand je me glissais dans mon lit et que sous les draps je mettais en branle mon esprit vagabond, je frémissais à l’idée de pousser cet huis et me précipiter dans les tourments de l’abandon.
Les mois passèrent, la porte ne suffisait plus, il fallait des murs, un décor plus consistant. La nature est comme ma vulve, elle a horreur du vide.
Doucement, j’étoffais le scénario, mon corps réclamait davantage de charbon pour que ma chaudière chauffe et que s’emballe le roulis de mes phalanges.
Mon esprit carnassier battait la campagne, tout lui était bon : carcasses de mémoire, lecture de romans, films, visite dans des musées, ce vieil homme qui me frôla l’épaule nue dans la boulangerie, cette cave où nous descendions avec une amie pour y chercher des boissons et l’odeur de la pierre. Jamais je n’étais rassasiée.
Jamais !
J’étais une spectatrice assidue de la cinémathèque, l’un de mes terrains de chasse favori.
Je me souviendrai toujours d’images chocs : Belle de jour et ce couloir où l’actrice suivait un valet, nue sous un voile de tulle noire.
Rosemary’s baby, Mia Farrow descendant les marches pour aller s’allonger et s’offrir à la bête, sous d’anonymes et attentifs regards, tapis dans l’ombre.
Chaque roman était source d’inspiration, j’étais une assidue de la bibliothèque.
Qui aurait pu imaginer que, derrière ma candide apparence et sous mes jupes si sages, lorsque je saisissais des romans, il s’agissait de branches mortes que j’emportais dans ma chambre pastel, pour une fois allongée, entretenir le feu sacré de la luxure.
À force d’en arpenter les rayons, j’en connaissais les moindres recoins. Il y avait cet espace, celui des adultes. Du coin de l’œil je lorgnais ces couvertures sans pouvoir m’en saisir. C’était un rituel, mon chemin de ronde. Je flânais, du moins on aurait pu le croire, et passais au moins une fois devant, je pouvais dire si un roman manquait à l’appel et avait été emprunté.
Mais j’étais jeune , desservie par un physique qui ne laissait aucun doute sur ma minorité.
Tout était bon. Avidement, je me nourrissais, une expo de peinture pouvait déclencher en moi de nouvelles pensées, je picorais comme une pie et nidifiais mes rêveries dans lesquelles je me lovais le corps.
J’ai remisé la simple porte, pour faire mienne celle du collège, lourde, épaisse, taboue, derrière laquelle s’isolaient les professeurs pour nous corriger.
Le manoir devint un décor évident, une pièce maîtresse, aux alentours de mes quinze ans. Il était niché au cœur d’une forêt sombre, un isolement propice à l’expression de tous les vices.
La porte tenait toujours une place centrale mais, devenu propriétaire de ce manoir imaginaire, mon esprit se devait de l’investir pour jouir pleinement de ses vastes espaces.
Je ne me contentais plus d’attendre, il me fallait me déplacer, arpenter un long couloir, parvenir jusqu’au seuil, avec les ventricules battant à chaque pas, comme la peau d’un tambour martelant l’effort des forçats.
Frileuse, même dans mes oniriques visions, je m’aménageais d’épais et chauds tapis que foulaient mes pieds nus, pour traverser l’interminable corridor.
Les murs ne pouvaient être ternes. Aussi les habillais-je au fil du temps, de peintures d’abord, de photos ensuite avec une préférence pour celles d’une époque lointaine, en sépia où de belles anonymes, ces filles que l’on nommait pudiquement horizontales,
vêtues, lorsqu’elles l’étaient, de dentelles transparentes, de longs colliers de perles frottant leurs peaux blanches.
Il me fallait être baignée dans une ambiance lourde de mystères et angoissante à souhait. Sans cela, je ne pouvais frissonner et tendre mes muscles pour frotter l’une à l’autre mes cuisses.
Les personnages eux aussi évoluèrent. Je pouvais désormais reconnaître ces ombres qui léchaient du regard ma nudité offerte des débuts, celui qui posa sa main sur la fine bretelle de ma robe d’été, la même que j’avais acquise en Espagne, lorsque j’étais allée au pain.
Et ce professeur, proche de la retraite, que les autres filles, en gloussant bêtement, surnommaient le pervers. Cela ne freinait pas leur doigt levé pour aller au tableau, bien au contraire : ainsi à force d’afficher leurs volumes et tout un arsenal de minauderies, elles parvenaient à obtenir mille indulgences lors des contrôles écrits ou oraux.
Moi, invisible à ses yeux , je devais me contenter de réviser sans relâche, pour obtenir ce que leurs robes ajourées et leurs jeans remplis en un éclair réussissaient.
Bienvenue au manoir, Monsieur Lacour, voyez comme les fauteuils y sont confortables…
Le boucher lui aussi en devint locataire, ses yeux puant le vice lorsqu’il servait une femme en âge d’être belle. Je le revois décrochant les quartiers de viandes de leurs crocs métalliques, découper les chairs rouges, tout en lorgnant ses femelles clientes.
Comment faisait il pour ne pas se trancher les doigts avec la lame effilée ?
Vous aussi, monsieur, prenez place et attendez-moi.
Ces ouvriers, sales et suant qui, en contrebas, aux abords du lycée, profitèrent du passage des collégiennes pour admirer des jambes dénudés. Même moi, ils me regardèrent. Messieurs les ouvriers, vous aussi étiez conviés au banquet de mon corps.
Même Sophie, cette superbe rousse dont j’étais secrètement amoureuse en cinquième, allait être à la fête…
Mon corps évolua lui aussi. Les bourgeons que j’arborais étaient devenus pommelés, une flore garnit de mystère ma fine fente, mes hanches s’étaient épanouies.
Je n’étais plus nue pour glisser mes pas jusqu’à la porte, je revêtis de courtes robes aisées à glisser, d’étonnantes jupes que je n’osais porter et enviais dans les vitrines estivales, des corsages si profonds qu’on aurait pu y entendre l’écho de mon cœur cognant.
Mais finalement, à force d’essayages, je finis par adopter une tenue d’apparat, ce long voile de tulle noir transparent, rien de plus sauf ces artifices qu’il me faudrait, une fois la porte franchie, endosser.
Mais au milieu de tous ces changements, il y avait deux constantes, deux règles d’or : mon mutisme absolu – je ne pouvais qu’être muette ou gémir – et le propriétaire des lieux.
Les autres personnages, par contre, étaient de plus en plus prolixes. Leur langage lui aussi évolua : comme leurs caresses, d’abord doux, il devint aigre.
Ils purent ainsi utiliser un vocabulaire osé, cru même, planter leurs verbes comme des canines, larder mon honneur et ma pudibonderie hypocrite.
Les années passaient. Le frisson d’impudeur ne me suffit plus, il me fallait des émotions annexes.
Avant même de croiser la route d’Ingrid, j’avais déjà au cours d’une nuit de caresses plus enfiévrée que d’habitude, constaté combien étaient devenus sensibles mes seins. D’abord, je les roulais entre mes doigts et appris à les tordre puis les pincer férocement.
La douleur était vive mais je ne pus m’empêcher les fois suivantes d’y faire pèlerinage, explorant la périphérie de mes mamelons, empoignant fermement mes volumes, y planter mes ongles aussi. Je m’apercevais déjà combien la douleur pouvait être de bonne compagnie pour démultiplier ma puissance orgasmique : donnez-moi un levier et je soulèverai le monde.
Le décorum était posé, le scénario huilé comme le bout de mes doigts l’étaient à force de s’enduire de mon intime miel.
Il me fallait désormais une raison pour parvenir jusqu’à ce manoir et m’y offrir du coucher du soleil jusqu’à ce que l’aube paraisse…
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