Dialogues Interdits : une série de mini-nouvelles ne comportant que des dialogues, sans aucune narration. Voici l’épisode…
Système D
— On habitait pas loin l’un de l’autre, on pouvait se voir souvent, se balader, boire, se bécoter, se câliner… Tout était au top, ou presque. Parce que pour la baise, quelle catastrophe !
— Tiens, de loin il ne m’avait pas l’air d’un mauvais coup, ton Brice…
— C’est un super bon coup ! Je parlais du lieu : on en n’avait aucun ! Lui en campus très fermé, moi chez les parents…
— Vous vous êtes mis à baiser dans les coins de rue ?
— Pas notre genre. Trop peur des risques, de qui on pourrait rencontrer. Par contre il y avait le bois de Vincennes, juste à côté.
— Pas évident, non ? Beaucoup de passage. Des prostituées, des gays qui se donnent rendez-vous, des gens qui font leur footing, qui promènent leur chien…
— Pas seulement : il y a aussi des S.D.F. avec leur tente. C’est eux qui m’ont donné l’idée.
— Tu as monté une tente ?!
— Une belle Quechua. Pour faire plus vrai, j’ai installé autour du fil à linge, quelques vieux vêtements, des cartons… Histoire de faire croire qu’un sans-abri y vivait.
— Oh là là, quelle honte…
— J’avoue, j’étais pas très fière de la mise en scène.
— Pas fière, pas au point de renoncer.
— Jamais de la vie ! C’était la seule solution. Nous faire passer pour des malheureux alors qu’on avait chacun la gazinière, la douche et un lit douillet ! Quelle tristesse.
— Eh oui, un lit douillet… Ou plutôt deux lits douillets, à places uniques, éloignés l’un de l’autre de plusieurs kilomètres.
— C’était bien là tout le problème. Tu penses que j’ai eu tort ?
— Cachottière ! Tu m’avais rien raconté jusque-là. Idée simple et ingénieuse. Presque lumineuse… Je n’y aurais pas pensé, bravo !
— On s’y est rendus de plus en plus souvent, Brice et moi. J’ai appris les règles de la rue, enfin les règles du bois. Toujours mettre un cadenas au zip de tente pour ne pas qu’elle soit visitée, et à chaque fois bouger le linge et déplacer telle ou telle chose, histoire de montrer qu’il y a du mouvement.
— Pour éviter les squats ?
— Oui, toute tente abandonnée voit débarquer un autre occupant. Bref, on s’est offert de super belles parties de cul, pendant toute notre année scolaire. C’était génial !
— Génial, même en le faisant au milieu des gays, des putes et des S.D.F. ?
— On s’en foutait bien. Sauf une fois : un client m’a vue sortir en me rhabillant, les cheveux tout ébouriffés, et m’a demandé mes tarifs. Hormis cela, aucun incident au compteur.
— Vous l’avez souvent fait ?
— Plusieurs fois par semaine. Et le plus beau : peu à peu on s’est mis à y venir pas que pour le cul, parfois même sans faire de cul. J’amenais une thermos et on se prenait un café, on se mettait de la musique, on se buvait une bière… Avoir un petit coin à nous a permis de développer notre relation, d’aller bien au-delà du sexe.
— Les histoires romantiques d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’elles étaient. Quelle dommage que vous ne soyez plus ensemble !
— L’histoire s’est compliquée sans même que je m’en rende compte. D’abord, j’ai eu le malheur de le raconter à une copine du campus. Oui, je sais ! Question confidences, je t’ai fait des infidélités. Faut comprendre, passer du temps dans les bois donne un look spécial. À force de rentrer avec de la boue sur les godasses, des piqûres d’insectes et des bouts de feuilles sur les vêtements et dans les cheveux, je me suis trahie et j’ai dû l’expliquer à ma voisine de palier. Elle m’a fait genre je dirai rien aux autres…
— Et elle a fait tout le contraire.
— Sans rire, en moins de vingt-quatre heures toutes les copines du campus étaient au courant. Question commérages, y’a pas eu tant d’évolution depuis la primaire ! Je pensais que j’allais me coller une réputation de salope, en fait elles étaient surtout admiratives.
— Certaines ont trouvé l’astuce tellement bonne qu’elles m’ont imitée. Pas longtemps après, il y avait au moins quatre ou cinq tentes en plus de la nôtre dans le secteur.
— Une vraie trame de film porno. Encore que ! Une trame dans ce style, un réalisateur de X n’aurait pas osé. Trop abracadabrant… Vous ne vous êtes pas mis à échanger, genre, partouzer ?
— Non seulement ça ne nous est pas même venu à l’esprit, manque de bol en un sens, mais surtout les copines m’ont apporté bien plus d’ennuis qu’autre chose. Une petite tente pour deux, ça reste discret. Davantage, on a fini par nous repérer.
— Qui c’est, « on » ?
— D’autres sans-abris. Des passants. Des agents municipaux…
— Aïe aïe aïe…
— Mon copain et moi on passait bien parce qu’on a toujours eu un look un peu roots et grunge. On se fondait parfaitement dans la masse des sans-abris du bois. Alors que mes connes de copines ne cherchaient aucun subterfuge. L’une d’elle a même fait la totale : ayant des parents friqués et donc beaucoup d’argent de poche, elle a installé une putain de grande tente de luxe, et elle venait avec sa petite robe Desigual à cent cinquante euros, ses hauts talons et sa bouteille de champagne.
— Eh ben, en voilà qui feront pas carrière dans les opérations camouflage ! Et c’est là que tout a tourné au vinaigre, je parie.
— Franchement ?, c’était pas loin de virer au drame. Elle a dû repartir dare-dare, un peu plus et on l’aurait agressée. Puis les flics ont remarqué les allers et venues : ils ont soupçonné un nouveau lieu de prostitution. Les putes du coin aussi, qui sont venues nous menacer.
— Pas étonnant : au bois de Vincennes, la prostitution est le métier numéro Un.
— Et il est classique pour les prostituées d’avoir de petits espaces de ce type, à ce qu’il paraît. Et si tu ajoutes à cela qu’une des copines amenait plusieurs amants… t’imagines bien comment l’affaire a semblé louche !
— Il fallait leur dire que cette salope le faisait totalement gratuitement ! Et les autres aussi… Enfin, pour les flics l’info passe encore, pour les putes c’est peut être pire : c’est de la concurrence déloyale.
— Jamais on aurait couché avec les passants, rien à voir. Seulement, elles l’ignoraient.
— Ton histoire de termine comment ?
— Pas super bien. Coup de filet des flics, garde à vue pour tout le monde. Interrogatoires, coups de pression… Heureusement qu’on étaient toutes majeures. Je sais pas s’ils nous ont crues. Surtout ils nous ont clairement fait comprendre de plus revenir.
— Être soupçonné de prostitution c’est vexant, hein ?
— Grave. Comment on s’est trop senties humiliées ! C’était la fin de l’aventure commune.
— Commune ?
— Brice voulait continuer autant que moi. On s’est installés dans un autre coin. Je savais qu’on était en sursis… Dès que les agents municipaux nous repéreraient de nouveau, il faudrait partir pour de bon. Le premier lieu, c’était comme dans un conte de fées… ou presque. Un lieu magique, où tout allait à merveille. Là, jour après jour on s’est de moins en moins bien entendus. Va savoir pourquoi !
— Comme si vous aviez quitté un endroit béni pour un endroit maudit ?
— Oui ! On continuait nos rendez-vous de tente, mais ça devenait de plus en plus sexuel.
— On en est à l’épilogue, si je comprends bien.
— Le mois dernier, je devais le rejoindre à la tente et il m’a posé un lapin. Par contre, quand je suis arrivée j’ai vu qu’il y avait un squatteur. Un jeune mec qui avait crocheté le cadenas et fumait tranquillement son pétard. Je n’aurais jamais pu le déloger, et puis après tout, lui vrai galérien, le bois lui appartenait plus qu’à moi. J’ai failli partir, et puis finalement il était super gentil. On a discuté, il m’a offert une Heineken.
— Un vrai gentleman. Est-ce que la suite ressemble à ce que j’ai à l’esprit ?
— Oui.
— Le soir même ?
— Une vingtaine de minutes après la première gorgée de bière. J’étais venue avec une folle envie de baise. Brice n’était pas là, par contre Freddy était frais et dispo.
— Et depuis ?
— Je ne vois plus Brice. On s’agace trop l’un l’autre, plus aucun intérêt. Freddy a gardé la tente et s’est installé un peu plus loin. Je continue à le voir… Je baise toujours régulièrement dans cette tente, c’est juste le baiseur qui a changé.
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