Je fais les cent pas, de ma fenêtre à mon lit, téléphone en main, le soleil décline, mon angoisse est au zénith.
Pourquoi la rue qui menait de mon modeste appartement à l’agence intérim était-elle barrée par cette tranchée où des ouvriers besognaient ?
Jamais je ne passais par cette ruelle dont je redoutais les pavés tortionnaires.
Comme un fait exprès, il fallut que je m’y rende avec mes bottes aux talons fragiles.
Tout ça pour trouver une énième garde d’enfants mal éduqués qui allaient m’éreinter ou une place de serveuse où je devrais figer mon sourire et m’effondrer au retour sur la montagne de travail qu’il me fallait rendre pour les partiels qui approchaient à grands pas.
Courir, toujours courir pour chercher pitance et survivre.
C’est au beau milieu de la rue que mon talon céda. Je dus m’asseoir sur les marches d’une des boutiques aux rideaux tirés de cette rue, que personne, hormis des chats errants, ne devait fréquenter.
« Je t’attendais… »
J’ai retenu un cri d’effroi, tant je fus surprise, je ne l’avais pas entendue derrière moi, persuadée que la porte devait être close depuis des lustres.
» N’aie pas peur et suis-moi, jeune fille… »
Je ne sais pourquoi, je me suis relevée et, claudicante, lui ai emboîté le pas. Elle m’attendait, sa voix était chaude, rassurante presque. Je n’avais même pas eu le temps de distinguer son visage plongé dans l’ombre du linteau, encadré par d’épais cheveux noirs. Elle était grande, du moins plus que moi. Dans l’étroit boyau aux murs suintant d’humidité, je la suivais telle une brebis, bêtement.
L’obscurité devenait plus profonde.
« ATTENTION, il y a une marche »
Malgré cela, je faillis trébucher et dus m’arrimer à son épaule pour éviter la chute.
Cette voix m’était familière, sans que je parvienne à l’identifier pour autant.
Soudain elle appuya le boîtier en bakélite d’un autre âge pour éclairer les mètres suivants, un escalier aux pierres irrégulières, déformées par le temps.
Mais que faisais-je donc ici – l’endroit était si glauque – à suivre une inconnue ?
Dix marches plus bas, elle poussa une porte grinçante. Je fus surprise de découvrir, au milieu de nulle part, l’existence de ce qui devait être une taverne, même si nul client ne l’occupait.
La cave était voûtée, les pierres apparentes, des bougies illuminaient la table où Elle m’invita à m’asseoir et lui faire face.
Enfin j’allais découvrir son visage.
Je fus estomaquée de reconnaître cette prof qui m’avait prise sous son aile des années auparavant alors que je sombrais dans la peine de voir mes parents divorcer.
Ses encouragements m’avaient permis de m’accrocher et maintenir la tête hors de l’eau.
Elle était là. Moi qui la croyais si loin, mutée à mon grand désespoir, je regardais ses grands yeux noirs me fixant.
La voir ainsi, cheveux libres, alors qu’elle portait toujours des chignons austères, sans ses petites lunettes rondes, me surprit.
J’aurais pu balbutier une phrase, lui demander comment elle allait et par quel sortilège elle avait retrouvé ma trace.
Au lieu de cela, je la buvais du regard.
« Je sais que tu as du mal en ce moment à t’en sortir, jeune fille. »
Jeune fille, ses mots étaient maternants. J’aurais voulu qu’elle m’enlace, me sentais si bien, oubliais même là où nous étions et ne fis presque pas attention à cette serveuse féline qui posa deux tasses de thé avant de regagner l’ombre.
» Tu dois t’en sortir, il ne faut pas baisser les bras et je vais t’y aider, crois-moi. »
Elle posa son sac sur la table avec les mêmes précautions que lorsqu’elle le faisait avec son cartable de vieux cuir sur son bureau après avoir fermé la salle de classe silencieuse.
Elle l’ouvrit, saisit une épaisse pochette usée dont elle sortit une liasse de billets étrangement coupés en deux.
Elle saisit ma main, pour que je couvre ce coquet matelas de papier.
« Si tu veux l’autre moitié… »
Muette, j’étais muette. Que voulait-elle insinuer ? Que devrais-je faire pour obtenir ce complément qui allait me permettre de vivre confortablement sans courir les contrats précaires ?
« Dis-moi, tu es toujours vierge ? »
La question était si abrupte, incongrue venant de cette femme qui érigeait la morale comme un étendard.
Alors que je baissais les yeux, déconfite de devoir lui avouer que malgré mes envies, ma vie sexuelle se limitait à l’usage frénétique de mes doigts, elle me saisit par la main libre et harponna mon regard pour y plonger le sien.
« Tu es donc toujours vierge, je le savais, parfait. »
Ajouter un commentaire