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Chap IV BRIDOLINE Histoire véridique d’un jeu

Chap IV BRIDOLINE Histoire véridique d’un jeu



Myrtile joue avec le feu
Dès le lendemain, la Hongroise voulut apprécier l’assistance qu’elle pouvait attendre de Maria et de Francesca. Elle appuya deux fois sur le timbre ; quelques secondes après les deux Italiennes se présentaient dans le salon d’où était venu l’appel ; elles se tenaient toutes prêtes à dénouer la cordelière qui leur servait de ceinture et furent un peu surprises de trouver la Comtesse seule.
– Je veux simplement, dit celle-ci, vous prévenir que je vais prendre l’air dans le parc; suivez-moi discrètement, sans vous faire voir, ne vous éloignez pas trop et ne vous montrez que si je siffle deux fois.
La Comtesse avait résolu de faire un pèlerinage aux lieux où elle avait eu l’imprudence d’exiger de Frida des caresses qui avaient violemment troublé le jeune homme et n’avaient pas peu contribué à le rendre amoureux de sa maîtresse, à provoquer cette passion dans laquelle elle sentait maintenant une menace, un danger pour elle-même.
Elle sortit dans le parc en toilette d’intérieur, sans chapeau ; pour protéger des morsures du soleil son visage, son buste décolleté, ses bras nus, Frida la suivait, tenant à deux mains une ombrelle ouverte et marchant en arrière ou un peu sur le côté, de façon à bien la protéger.
Au début le groupe chemina paisiblement ; à l’ombre de ce parasol l’allure souple et lente de la châtelaine lui donnait grand air ; Frida était heureuse d’abriter sa maîtresse ; il s’acquittait de sa fonction avec une amoureuse prévenance et son geste empressé avait un caractère servile en même temps qu’une grâce bien féminine.
Tous deux atteignirent ainsi une clairière qui devait leur rappeler des souvenirs: c’est entre ces deux arbres qu’était tendu le hamac où se balançait le corps nu de Myrtile tandis que Frida l’éventait et ne cessait de l’éventer que pour effleurer de plumes légères ses membres avides de caresses. Le sourire de Myrtile montrait qu’elle n’avait pas oublié les voluptueuses sensations éprouvées ; de plus, elle ne tarda pas à reconnaître que Frida était violemment émue ; en traversant la clairière inondée de soleil, Myrtile vit sur l’ombre projetée que les deux bras qui tenaient le parasol étaient agités d’un tremblement convulsif.
Elle chercha des yeux ses deux gardes du corps ; elle ne les vit pas, mais elle sentit leur présence derrière un massif dont les branches avaient eu un léger frémissement. Elle continua sa promenade et put constater que ses prescriptions étaient suivies ; un imperceptible froissement du gazon, le léger balancement d’une ramure décelaient seuls l’invisible surveillance.
Elle fit quelques détours, traversa une grande pelouse nue qui empêchait de l’accompagner d’aussi près et gagna un petit pavillon de repos ; elle eut la satisfaction de se rendre compte que l’une des Italiennes venait de se dissimuler dans l’un des recoins extérieurs de la légère construction. Myrtile poussa la porte et entra. Elle était déjà venue dans ce pavillon avec Frida lors du premier séjour du jeune homme au château d’Esseg et s’y était livrée à quelques ébats pervers.
Elle fit le tour de l’unique pièce et s’arrêta un instant auprès du divan qui l’avait vue nue parmi l’amoncellement des coussins soyeux tandis que Frida effeuillait lentement roses et pivoines qui tourbillonnaient avant de poser sur sa chair nacrée de frais baisers, singulièrement voluptueux. Elle regarda le jeune homme qui, resté sur le seuil, avait abaissé l’ombrelle ouverte et hésitait à la fermer, ne sachant s’il devait rejoindre sa maîtresse ou l’attendre. Elle vit que lui aussi se souvenait et que son trouble croissait à chaque étape du pèlerinage.
Il détourna la tête, tout confus de s’être laissé surprendre en cette muette extase. Ne voulant pas s’attarder dans ce lieu trop suggestif, la comtesse sortit et, précédant toujours sa jolie et docile suivante, alla s’asseoir sur un banc de pierre pour se laisser bercer par les pensées que remuait en elle cette promenade. Elle s’accouda sur les volutes sculptées et inclina la tête pour appuyer son front sur sa main blanche, offrant ainsi sa nuque aux regards de Frida qui s’était placé en arrière.
Le jeune homme n’avait d’abord songé qu’à la défendre contre le soleil déjà bas, dont les rayons obliques pénétraient sous le dôme de verdure qui surplombait ce banc ; mais ses pensées ne tardèrent pas à s’égarer dans le passé et alors ses regards tombèrent de haut sur cette nuque inclinée, sur ces épaules rondes, pénétrant dans le sillon du dos largement décolleté. En glissant sur ces formes délicates aux alléchantes rondeurs, sur ces chairs blanches, laiteuses par places, ambrées ou rosées à d’autres, avec une transparence de nacre et un velouté de camélia, ses yeux cueillaient une volupté grisante qui s’insinuait sournoisement jusqu’au fond de son être.
Et ce regard appuyé était si chaud que Myrtile en sentit le contact ; elle eut l’intuition très nette du désir qui naissait, qui s’élançait vers elle, qui grandissait rapidement. Immédiatement la comtesse fut sur ses gardes. La sensation qu’elle éprouvait s’accentua à un tel point qu’elle se demanda si ce n’était pas le moment d’appeler à l’aide. Frida en effet, se penchait sur elle avec un désir fou de lui embrasser la nuque ou de la mordre ; c’était cette approche des lèvres gourmandes, c’était cette convoitise ardente, qu’elle percevait. Prête à tout événement, elle porta la main au sifflet d’or accroché à son sautoir.
Alors, sans remuer la tête, elle regarda autour d’elle : non loin, un peu de feuillage s’écartait, laissant voir deux yeux luisants. Les Italiennes étaient à leur poste et veillaient. La comtesse ne porta point le sifflet à ses lèvres ; elle redressa la tête ; ce geste rappela à la réalité Frida qui s’éloigna vivement, réfréna ses désirs et parut occupé uniquement de diriger l’ombrelle vers le soleil.
C’était la fin de l’alerte ; Frida s’était dominée ; se dominerait-il toujours ?
Cette scène avait stimulé la perversité de Myrtile ; toutes ses résolutions de prudence et de mesure s’évanouirent ; elle ne se soucia plus de ménager son esclave ; sûre de la vigilance des deux Italiennes elle admit de nouveau Frida dans sa salle de bain et dans sa chambre à coucher et ne se gêna pas plus devant lui que devant un a****l familier. Elle faisait cependant quelque chose pour combattre le travail de la nature : elle incitait de plus en plus le jeune homme à se parer et à se parfumer, comptant bien qu’il trouverait là un dérivatif d’une efficacité peut-être insuffisante, mais tout de même appréciable.
Elle trouvait très sot en somme de se priver des services de son esclave sous prétexte qu’il était travaillé par la puberté ; décidément elle passait outre et, pour jouir pleinement de cet être qu’elle avait conquis et façonné, elle organisait le genre de service décoratif et raffiné qui lui plaisait par-dessus tout. Frida ne devait point paraître devant elle autrement que coiffé, ondulé, frisé, parfumé, maquillé ; il devait soigner ses dessous, en particulier ses bas et ses chaussures, porter du linge fin, orné de rubans et de dentelles, changer de toilette plusieurs fois par jour, revêtir des robes fanfreluchées, légères, laisser nus ses bras dont la sévère discipline des gants lacés avait si heureusement féminisé les contours, décolleter largement une poitrine qui pouvait se laisser entrevoir depuis que, par un traitement approprié, la Comtesse d’Esseg avait réussi à créer autour des boutons deux fermes excroissances arrondies de façon à faire illusion.
Ainsi vêtu avec une élégante coquetterie, Frida ne manquait pas de se couvrir de bijoux ; il avait des bagues à tous les doigts, portait souvent plusieurs colliers à la fois et glissait de nombreux bracelets, choisis de façon à se placer au poignet, à l’avant-bras, au-dessus du coude et dans le haut du bras. Il n’oubliait pas de varier ses boucles d’oreille et de porter tour à tour les diverses paires que lui avait données la Comtesse ; solitaires et dormeuses, perles et turquoises, jais et corail, anneaux et pendeloques, boucles de tout genre, de toutes formes, petites et grosses, lourdes et légères, extrêmement modernes ou, au contraire, reproduisant des bijoux antiques. Ces riches et gracieux pendants encadraient de la façon la plus seyante le joli visage dont chacun flattait la beauté et en modifiait le caractère.
Rien de choquant d’ailleurs dans ce travestissement, ces atours, ces parures : le corps avait été modelé suivant des lignes féminines ; le port constant des chaussures à talons prodigieusement élevés avait rendu définitifs la cambrure du pied, la marche à petits pas, le relèvement de la croupe bombée ; enfin le visage était absolument glabre et le maquillage imposé ne laissait même pas soupçonner les traces de l’épilation minutieuse, complète, à laquelle Myrtile avait fait procéder dès le début de sa prise de possession.
Le jeune Fred de Montignac était incontestablement devenu femme en ce qui concerne la coquetterie, c’était pour lui un plaisir véritable et très vif que de revêtir tous ces atours, de se parer de tous ces joyaux, d’user de tous ces fards et de toutes ces odeurs et pas seulement parce qu’il plaisait à sa maîtresse de le voir ainsi paré et soigné. Il y goûtait une joie exempte de tout autre sentiment et s’était mis à aimer pour eux-mêmes bijoux, fanfreluches et colifichets.
Les heures qu’il passait à sa toilette, devant son miroir, le consolaient de l’indifférence de Myrtile qui ne semblait même pas soupçonner l’amour dont il brûlait pour elle. Il se parait donc avec un soin minutieux ; il souriait d’aise chaque fois qu’il constatait dans son miroir qu’il était parvenu à s’embellir encore ; puis son cœur se dilatait de joie à la pensée que Myrtile le trouverait élégant et joli, et serait peut-être assez bonne pour le lui dire.
C’est pourquoi, lorsqu’il la rejoignait, appelé par un coup du timbre placé dans sa chambre, il observait avec anxiété le visage mat aux yeux vifs, avide de voir qu’une secrète satisfaction faisait étinceler les yeux noirs et courir le sang sous la peau veloutée. Ces marques lui apparaissaient souvent, car le plaisir de Myrtile était réel lorsqu’elle s’abandonnait aux soins de ce garçon docile qui avait des ajustements et des parures de femme et dont les gestes attentionnés et gracieux s’accompagnaient à la fois d’effluves parfumés qui lui caressaient l’odorat et du tintement métallique des bracelets heurtés dans une claire musique qui lui enchantait les cueilles. Alors, elle le gardait longtemps, ayant toujours quelque chose à lui ordonner, quelque occupation féminine à lui imposer, quelque caprice à exprimer. Si c’était le soir, l’heure du coucher arrivait qu’il était encore dans la chambre de la jolie femme, qu’avec un indicible émoi, il aidait pour sa toilette de nuit.
Ce déshabillage, avec tout ce qu’il montrait à ce jeune homme dont la virginité était intacte et l’expérience nulle, constituait un supplice de Tantale ; les plaisirs que Fred ne connaissait pas mais dont sa puberté en travail lui donnait la prescience, lui mettaient à l’esprit une féerie d’évocations imprécises, d’autant plus merveilleuses qu’elles n’avaient aucune forme possible à définir ; Myrtile en était le centre avec le poème de son corps onduleux et svelte et l’éclat de ses chairs satinées. C’était avec une ivresse réelle qu’il s’allongeait sur la fourrure d’ours noir pour lui servir de marchepied lorsqu’elle montait au lit, posant son pied mignon sur ses reins ou ses épaules.
Et lorsqu’elle le congédiait, il était dans l’état d’énervement d’un homme qui n’aurait pas mangé depuis longtemps, qui verrait par une porte ouverte les splendeurs d’un festin copieux et qui, au moment où cette porte se fermerait brusquement devant lui, s’imaginerait qu’il a rêvé qu’il a eu une hallucination et resterait dehors avec ses crampes d’estomac. Si Myrtile y réfléchissait, elle pouvait se rendre compte du supplice imposé à Frida, mais elle ne s’en souciait guère, ne cherchant que des jouissances de Sybarite rehaussées par le piment d’une perversité raffinée.

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